Le cinéaste Éric Rohmer est mort. Il laisse derrière lui une filmographie basée en grande partie sur les comportements amoureux, la comédie sociale et des jeunes femmes pas toujours très habillées. Finalement, Endemol France n’a rien inventé.
La Nouvelle Vague a rendu un de ses derniers souffles. Éric Rohmer, 89 ans, est décédé le 11 janvier 2010, endeuillant le cinéma français. Ou tout du moins… un certain cinéma français : celui de l’élite, celui des lettrés, celui de la bourgeoisie. Rohmer n’était pas un réalisateur très populaire. Et pourtant, à y regarder de plus près, une grande partie de ses films repose sur des ficelles qui font les choux gras des producteurs de téléréalité depuis de nombreuses années.
A première vue, nombre de ses films se rapprochent plus des séries de AB Productions que de Loft Story : intrigues amoureuses au ras des pâquerettes, répliques à la chaîne, mise en scène de carton-pâte et comédiens sonnant aussi faux que dans un doublage raté d’une publicité étrangère. Même André Dussollier dans le Beau mariage (1982) et Féodor Atkine dans Pauline à la plage (1982) ne trouvent pas le ton juste. Car Éric Rohmer avait beau écrire seul le scénario de films qu’il réalisait lui-même, il était un bien piètre directeur d’acteurs. Il l’avouait d’ailleurs bien volontiers : « Je ne pense pas que, pour moi, la direction d’acteur existe sur le tournage. Si jamais elle existe, c’est dans les conversations que je peux avoir avec les acteurs avant les films. (…) Effectivement, en général, je ne demande rien aux acteurs ».
Éric Rohmer, c’était donc la Voix de Secret Story avant l’heure. Il veillait paternellement au bon déroulé de l’action, mais ses indications, quand il y en avait, étaient trop générales : « Dites votre texte, en ne restant pas plantés comme des piquets, mais en bougeant. » On ne dirige pas des dialogues trop écrits comme on influence une improvisation. Sans repères, les acteurs ne pouvaient qu’être faux, comme Jean-Louis Trintignant dans Ma nuit chez Maud (1969) qui demande « un Vittel » sur le même ton qu’il dit : « Bon, j’irai rien que pour te démentir. » De la fausseté du ton ou de la platitude du dialogue, difficile de dire laquelle est la plus risible.
Le Rayon vert (1986) est peut-être l’exception : reposant en grande partie sur l’improvisation, la non-méthode du réalisateur s’avère efficace et flatte l’oreille du spectateur. Sauf qu’un film juste sur vingt-cinq longs-métrages qui sonnent terriblement faux, c’est peu. Dans Secret Story, au moins, les candidats sont naturels, le public n’a pas l’impression d’être floué. Il n’y aura eu que les critiques pour crier au génie. Ceux des Cahiers du Cinéma, notamment, où Éric Rohmer – de son vrai nom Maurice Schérer – aura été rédacteur en chef de 1957 à 1963.
Comme par hasard.
Les films d’Éric Rohmer avaient une autre constante : leurs thématiques. Rien d’original même dans les années 60, Molière et Marivaux les avaient traitées bien avant lui : les sentiments amoureux, l’amitié entre un homme et une femme, la séduction, l’infidélité, le mariage, les rapports entre les âges, entre les classes… Et la téléréalité, aujourd’hui, reprend exactement les mêmes ingrédients pour un succès populaire qui n’est plus à prouver : prenez des personnages stéréotypés en nombre restreint, mettez-les dans un endroit plus au moins clos, installez des caméras, donnez un nom évocateur au programme, remuez le tout… Vous aurez des jolies filles en bikini, des bellâtres séducteurs, des complots amoureux, des flirts, des jalousies, des disputes, des bagarres, des séparations, des stratégies, des espionnages, voire de l’érotisme flirtant avec de la pornographie.
Qu’est-ce qui différencie le cinéma d’auteur de Rohmer de la plus vulgaire émission de téléréalité, alors ? Pas grand-chose, finalement. Prenez les titres : Ma nuit chez Maud, La Collectionneuse, Pauline à la plage, L’Amour l’après-midi, L’amie de mon amie, Quatre Aventures de Reinette et Mirabelle, L’Anglaise et le Duc, Les Amours d’Astrée et de Céladon… Marc Dorcel fait à peine moins subtil. Quant à Loft Story, L’Île de la Tentation, L’Amour est dans le pré, Dilemme ou Trompe-moi si tu peux, ils n’ont rien à leur envier.
Le rapport au corps des femmes, ensuite. Éric Rohmer disait : « J’ai fait dire, hors champ, le texte de ce passage, pour qu’on n’ait pas l’impression que c’est le metteur en scène qui s’était payé le plaisir de déshabiller ses actrices ». Certainement vrai pour Les amours d’Astrée et de Céladon (2007), mais pas pour Pauline à la plage où Arielle Dombasle descend un escalier en même temps qu’elle descend un T-shirt sur ses seins nus. Inutile. On aurait compris qu’elle sortait du lit même en finissant seulement d’enfiler ce T-shirt. On en se recoiffant. Bref, il y avait d’autres mises en scène possibles. Au moins, les candidates des émissions de téléréalité ont la décence de rester habillées. Alors qu’il n’est pas rare chez Rohmer de voir des femmes en tenue d’Eve.
Les thématiques la plus présente dans les deux formats restent quand même les relations entre les hommes et les femmes et le spectacle de leur intimité. Il y a des complots dans les deux cas : une scénarisation est prévue, que ce soit par le biais d’un personnage ou de la production, il y a des phases d’observation, des épreuves, des tests, des coups en douce, des échecs, des remises en question… Les ficelles sont les mêmes, les formats diffèrent.
Pourquoi Rohmer a-t-il alors eu un succès si limité ? Les personnages peuvent être mis en cause : ils sont très peu attachants. Outre leur jeu médiocre, les acteurs n’ont jamais qu’une seule expression tout au long d’un film. Fabrice Luchini, par exemple, a l’air ahuri du début jusqu’à la fin de Perceval le Gallois (1978), Arielle Dombasle est la romantique évaporée de Pauline à la plage, quant à Jean-Louis Trintignant dansMa nuit chez Maud et Jean-Claude Brialy dans Le genou de Claire (1970), ils sont neutres, inexpressifs, les mêmes en toute circonstance. Ces personnages manquent cruellement d’âme et les dialogues, trop littéraires, ne les aident pas à les humaniser. Le spectateur peine à s’identifier.
La temporalité, également. Les films de Rohmer sont ennuyeux. Le rythme est lent, le montage ne fait jamais ressortir d’accélération du récit, le scénario est toujours linéaire. Les intrigues, téléphonées, se devinent à l’avance : dès les premières minutes de Ma nuit chez Maud, on sait que Jean-Louis Trintignant épousera Marie-Christine Barrault après une aventure avec Françoise Fabian. Quel intérêt ?… Le réalisateur perd un temps fou en dialogues aussi plats qu’inutiles, comme dans Pauline à la plage : « Toi, Pierre, raccompagne-le » « Ramène-le plutôt. » « C’est à côté de chez toi, c’est plus simple que ça soit toi, je raccompagnerai Pauline quand elle sera calmée. » « C’est moi qui l’ai amenée, c’est moi qui la ramènerai. » « Pierre, sois pas grotesque. » « Pierre, tu peux ramener Sylvain s’il te plaît ? Son père va l’attraper, Henri me ramènera, ça ne t’ennuie pas ? » etc… Ces répliques d’une banalité navrante ne servent ni l’histoire, ni les personnages. Et plombent le rythme. Le critique Serge Daney a d’ailleurs dit :« Rohmer invente des durées ». Certes. Mais trop de durées tuent la durée : à force de créer son temps, il finit par nous faire perdre le nôtre.
Outre l’ennui, les personnages désincarnés, peu sympathiques et bourgeois se regardant le nombril, qui font fuir un public avide d’identification (au moins, les personnages d’AB Production ou les candidats des émissions d’Endemol leur ressemblent), reste chez Rohmer cette ambiguïté des fantasmes du réalisateur. Des titres explicites, des intrigues coquines, des femmes nues, un fétichisme du détail (le genou de Claire, les pieds de Pauline, les fines attaches de L’amie de mon amie, etc…) et… une perversité certaine.
Dans Pauline à la plage par exemple, Pauline est interprétée par une adolescente à peine formée. Ce qui n’empêche pas Arielle Dombasle d’insister auprès de Pascal Greggory pour qu’il la séduise. Ou Féodor Atkine de lui dire « Je suis un homme, t’es une femme, t’as de jolies jambes » après l’avoir caressée alors qu’elle dormait. Ou de la filmer en bikini laissant très clairement apercevoir le haut de ses fesses. C’est dérangeant.
Plus malsain encore était Le genou de Claire. Jérôme, homme fiancé d’une trentaine d’années, séduit d’abord Laura, qu’il va jusqu’à embrasser, puis Claire, dont il caresse le genou dans une séquence très érotique. Sauf que Laura et Claire sont toutes deux mineures. Et Jérôme ira jusqu’à dire à propos de Claire : « Le trouble qu’elle provoque en moi me donne un droit sur elle. » C’est extrêmement choquant : c’est l’excuse de tout violeur et de tout pédophile.
Si Laura et Claire sont des nymphettes, n’est pas Nabokov qui veut. Humbert Humbert était amoureux de Lolita – Jérôme joue, avec ces adolescentes, il tente une expérience soufflée par une amie. Rohmer sert-il dans ces deux films un autre propos que les fantasmes libidineux d’un réalisateur ? Si tel est le cas, ce n’est ni très clair, ni très adroit. Alors certes, autre temps, autres mœurs. Là encore, cette excuse n’en est pas une : c’est celle des défenseurs de Roman Polanski.
Éric Rohmer nous a quittés. Si la mort de l’être cher est épouvantable, le décès du réalisateur ne doit pas empêcher de remettre son œuvre en question dans un contexte actuel : que nous laisse-t-il ? La complaisance des critiques petit-bourgeois et parisianistes envers un réalisateur qui leur ressemblait – et qui avait été leur confrère – n’a aucune valeur. Les spectateurs, même à l’époque, le savaient bien : les critiques n’étaient élogieux que dans un cercle restreint d’amis et d’intérêts.
Le cinéma de Rohmer restera élitiste et froid, ennuyeux et plat, et n’aura pas pu, malgré les ingrédients utilisés dans les émissions de téléréalité d’aujourd’hui, conquérir un public nombreux. Ces programmes au moins, tout critiquables qu’ils sont, annoncent tout de suite leur couleur. Les films de Rohmer eux, sont hypocrites et tendancieux. Sous leur aspect lisse et moralisateur, des fantasmes peu reluisants font surface. Les critiques s’extasient, toujours avides de sensations à la limite des bonnes mœurs et de la légalité sous couvert d’expression artistique. Le public, lui, n’est pas dupe.
Tous les propos rapportés dans cet article sont tirés de l’interview du 12 juillet 2007 pour Allociné.