[LIVRE/ITW] « La vie imaginaire de Lautréamont », de Camille Brunel

Camille est un pote de lycée – comme ça, c’est clair. Mon avis n’est donc pas totalement objectif, mais ce n’est pas grave puisqu’il s’agit d’un billet sur mon blog personnel et non d’un article de presse.

Pour tout vous dire, et il s’en souvient bien, j’ai été sa première fan. Il me faisait lire des pages et des pages entièrement noircies de mots, de phrases, d’intrigues qui partaient dans tous les sens – et ce n’était pas grave. Ce que j’aimais déjà, c’était son style.

Camille Brunel. Photo sombre et mystérieuse, mais il l'aime bien, alors... Savez, je suis pas contrariante, moi.

Voyez-vous, rien n’a changé, au fond. Alors bien sûr, ce style a mûri, il s’est affermi, il s’est confirmé, il s’est recentré. Mais quel talent ! Ce garçon a un truc. Ce petit quelque chose ineffable qui fait pourtant toute la saveur d’une oeuvre.

Raconter la vie, certes imaginaire, de Lautréamont n’était pas une mince affaire et en plus, pour tout vous dire, je m’en fous pas mal. Je n’ai pas lu les Chants de Maldoror et ce que j’en ai entendu ne m’a pas donné envie.

Et pourtant… Pourtant, Camille réussit à m’intéresser à un auteur obscur et à une période de l’Histoire qui m’indiffère pas mal. Mais voilà tout l’extraordinaire de ce jeune écrivain : il pourrait raconter le périple d’un pot de fleur coincé sur un balcon que ça en deviendrait du génie. Parce que son style en a déjà.

« La vie imaginaire de Lautréamont » est donc, comme son titre l’indique, une biographie fantasmée d’Isidore Ducasse. La plume de Camille fait revivre une époque, des lieux et des personnages avec une modernité déconcertante. Tour à tour conteur ou simple spectateur, il épuise sans lasser différents modes narratifs qui bousculent le lecteur sans lui faire de mal. Au-delà du roman, il se fait également scénariste et réalisateur et les pages se transforment en pellicule. Son oeil aiguisé s’attarde sur des détails ou nous livre une description en plan-séquence qui contribuent au décalage charmant qui se dégage de cette lecture. Cinéma et littérature se mêlent à l’existence somme toute banale du futur Lautréamont que Camille sublime d’un oeil aux différentes focales et de l’autre profondément humaniste.

Ce premier roman grouille de fulgurances et il ne serait pas étonnant que Camille Brunel, loin des facilités des écrivains-stars de notre société peoplisée, commence très vite à peser lourd dans le cercle restreint des grands littérateurs.

En attendant, voici son interview. Attention mesdames : en plus, il est drôle.

Camille Brunel : « C’est un livre sur le film qu’on pourrait faire à partir de Lautréamont »

Qui es-tu, Camille Brunel ?
Je suis celui qui n’est pas mort à 24 ans et doit, du coup, réessayer d’écrire. C’est assez déplaisant. J’ai encore la possibilité de tout gâcher.

Comment t’es venue l’idée de ce livre ?
Je me demandais quels livres seraient inadaptables au cinéma. J’ai pensé écrire un scénario aux Chants de Maldoror. Et puis comme je ne sais pas écrire de scénario, je me suis dit que j’allais écrire un roman. Je ne savais pas non plus comment faire, en fait. Mais au moins, j’avais un modèle : les Chants.

Quel effet ça fait d’être publié chez Gallimard pour un premier roman ?
Une fois qu’on a fait le deuil de sa grosse tête, c’est assez horrible. La marge de progrès est extrêmement restreinte, mais la marge de déchéance, elle, est immense.

Pourquoi cette photo de couverture ?
Pour beaucoup de raisons… Dont la moitié ont été trouvées a posteriori… Je voulais d’abord quelque chose d’aquatique. C’est ainsi. Mon éditeur m’a proposé un poulpe et deux méduses. J’ai eu le coup de foudre pour elles. Le fond noir connote l’écran de cinéma. L’ombre derrière elles, le relief, la perfection numérique des images. Elles ont la forme de deux cerveaux, le mien, le sien. Elles ressemblent à des soucoupes volantes : annonce des passages de science-fiction et en même temps, de mon invasion dans le champ de la critique lautréamontienne – vue par les grands fossoyeurs comme une invasion de profanateurs, crois-moi. Et puis les méduses jouent un rôle très particulier dans les Chants. Je laisse au lecteur le soin de le découvrir.

Comment s’est passé le processus d’écriture ?
J’ai écrit un chapitre au hasard, comme on écrirait une nouvelle. Il a donné le la. Puis j’ai écrit un chapitre par-ci par-là, pendant bien un an. Toujours comme on écrirait des nouvelles, sans rechercher la cohérence. Puis je me suis mis à dérusher sérieusement le bouquin de JJ Lefrère, qui m’a servi de base, de scénario au film que je me suis fait. A dérusher tout ce que je trouvais sur les années qui m’intéressaient (68, 69). Il y a bien eu un mois ou deux pendant lesquels je travaillais absolument tous les jours, tous les matins. Je terminais mes études, j’étais en année sabbatique (majoritairement aux frais de ma mère). Quand l’année s’est terminée et que je suis entré, bien malgré moi, dans le monde du travail, j’ai mis le turbo. Je me suis mis une deadline, quoi. Le 24 novembre. Et je m’y suis tenu.

Quelle a été ta méthode de travail ?
J’avais un calepin dans lequel je notais les données de base, ce que Ducasse devait avoir en tête en permanence : dates de naissance, fiche d’identité des amis, adresses, et aussi le plan des rues qu’il fréquentait, la liste des aliments qu’il mangeait, les horaires de ses cours… Tout ça. J’avais aussi une feuille de papier avec la liste des chapitres, résumés par une idée, quelques mots. Et j’avais mon fichier word, chapitré également, dans lequel je déposais régulièrement mes idées, avant de me jeter dessus comme un sauvage et d’en faire des paragraphes écrits – d’abord sporadiquement, puis plus régulièrement.

Quelle est la part de réalité biographique de Lautréamont et la partie fictionnelle qui est la tienne ?
La liste est longue de ce que j’ai emprunté aux recherches. Il suffit de lire l’excellente hagiographie de JJ Lefrère pour le savoir. Mais je n’ai inventé aucun personnage. Tous les noms sont ceux de personnes réelles. Les deux personnages que j’ai inventés, Louis Durcour et Joseph Durand, sont les deux dédicataires des Poésies dont on ne sait rien. Sinon j’ai inventé toutes les histoires de filles et le parcours au lycée (en réalité on ne sait pas du tout ce qu’il a fait pendant 1862 et 1863, c’est pourquoi j’ai pu bidouiller mon histoire d’élève qui saute la seconde avant de redoubler la Terminale). Toute la partie sur la rédaction du texte est absolument fictive. On ne sait pas avec précision quand Ducasse est arrivé à Paris. Sinon, le retour en Uruguay est réel… l’autodafé aussi… la présence de Théophile Gautier à Tarbes deux semaines avant sa rentrée des classes… Tout ce que je dis sur la vie de sa mère aussi, pures déductions, probabilités psychologiques. Le chapitre en 2008, journée vécue. Allez voir si vous ne me croyez pas, quoi.

Quelle part de toi y a-t-il dans Lautréamont ?
Je me suis énormément ennuyé en cours. Je faisais des pompes pendant la rédaction du bouquin. Je peux respirer sous l’eau. Ce genre de trucs. J’ai écrit le chapitre sur le concert de Liszt après un concert de Keith Jarrett ; celui sur la mort de Baudelaire le jour de la mort de Michael Jackson…

Quelle a été l’influence de ton ancien professeur de rhétorique (référence à nos années lycée, NDLR) sur ton envie d’être publié ?
Influence négative : il n’y croyait pas. Il me faisait des remarques sur mes textes depuis quelques années mais il ne lui serait jamais venu à l’idée une seule seconde que ceux-ci puissent être mûrs pour l’édition. Je ne pense pas qu’il en soit convaincu aujourd’hui encore. J’ai donc écrit en réaction à lui. Il a lu un ou deux chapitres, puis j’ai laissé tomber : ses critiques m’agaçaient. Son intérêt distrait pour ce que je faisais a nourri ma colère, qui est un bon carburant, même si ce n’est pas le meilleur. Du coup, je ne sais pas vraiment si je dois lui en vouloir ou non.

Pourquoi avoir choisi plusieurs modes de narration ?
Parce que Lautréamont fait pareil dans les Chants. Voir la scène du jeune homme qui se déshabille avant de se faire mordre par l’araignée, chant V. Aussi parce que je ne veux pas donner l’impression de la cohérence. La cohérence me donne des boutons. Je ne la trouve nulle part dans la vie. Je ne vois pas pourquoi je l’aurais mise dans mon bouquin.

Pourquoi avoir amené à ce point les techniques du cinéma dans le roman ?
J’aime le cinéma. Plus que tout. J’ai dû regarder cinquante fois plus de films que j’ai lu de livres. Et puis ce n’est pas un livre sur Lautréamont : c’est un livre sur le film qu’on pourrait faire à partir de Lautréamont. Je veux qu’on ait l’impression de regarder un écran. Pas des pages.

Est-ce que tu fantasmes une adaptation filmée avec des codes littéraires ?
Non ! Je fantasme une adaptation absolument fidèle de ce que j’ai écrit ! J’ai même passé commande auprès d’ILM : je veux John Knoll aux effets spéciaux !

Pourquoi avoir choisi de distiller des détails anachroniques ?
Pour ne pas que le lecteur s’imagine que je lui raconte la vérité sur Lautréamont. Mais souvent, l’anachronisme n’est pas là où on le croit. Ce qui est amusant, c’est quand je peux mettre des détails de notre époque à celle de Lautréamont, et que ceux-ci soient invisibles. Je ne suis pas le premier à trouver que notre époque déborde de points communs avec le Second Empire.

Pourquoi toutes ces ruptures ? (de point de vue, de narration, d’époque…)
Même chose qu’avec la cohérence. Et puis, si je veux que le lecteur retrouve le confort du spectateur de cinéma, je veux le choquer, le secouer. Dans l’ensemble, je trouve que les gens sont de moins en moins souvent choqués. Sincèrement choqués. Il suffit de quelques heures sur internet pour nous faire oublier qu’on souffre. C’est dire. Je veux rappeler ce qu’est l’inquiétude, la vraie inquiétude, pas celle que l’on a pour soi, même pas celle que l’on a pour les gens qu’on aime. Une inquiétude plus fondamentale, que l’on est en train de perdre parce que la technologie, les supermarchés, tout ça nous donne l’illusion qu’on va plutôt bien. Je veux choquer, secouer, décontenancer le lecteur, le sortir de ses habitudes tranquilles, l’inquiéter et, en même temps, le rassurer : s’il recommence à s’inquiéter, c’est qu’il y a de l’espoir.
Sinon, comme dit l’autre (Beckett) : c’est pour rompre la monotonie, j’imagine.

Que raconterait un roman qui s’appellerait « Vie imaginaire de Camille Brunel » ?
Sérieusement, je suis en train de l’écrire. C’est pour l’instant un cauchemar sans intérêt. J’essaie de remédier à ce dernier point.

« La vie imaginaire de Lautréamont » (Gallimard) est disponible chez tous les bons libraires et même en version numérique. Vous m’en direz des nouvelles.