[MUSIQUE] Barcella : abracadabresque Charabia

Barcella est sûrement le seul garçon au monde à pouvoir caser dans ses disques « salope », « biffle », « mettre une cartouche » en face A et « billevesée », « mistinguette », « bande de jeunes freluquets » en face B – et, par-dessus le marché, de nous faire trouver ça tout à fait charmant pour la première et tout de même un peu osé pour la deuxième.

Parce qu’il est comme ça, Barcella. Il réconcilie un Français tendrement désuet et un verlan du meilleur effet d’une chanson à l’autre (quand ce n’est pas au sein du même texte) de son nouvel album, le bien nommé Charabia.

Il a le verbe nostalgique dans l’émouvant « L’âge d’or » qui noie mes yeux à chaque écoute : « Pourtant, pourtant / Les tranches de pain d’épices / Me manquent maintenant que / Les années me trahissent… » ;

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et la verve coquine quand il s’agit de narrer la rencontre entre une feuille et un stylo : « Emarge-moi Rocco, effeuille-moi à en prendre haleine / J’ai connu des pinceaux, ne me raconte pas tes poèmes / Tu m’as prise pour une vierge ou quoi ? Je veux que tu m’éclabousses / Qu’attends-tu donc pour me mettre une cartouche ? »

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(Ce genre de chanson-métaphore aux images bien tournées est une merveille littéraire… Cependant, cela représente un léger désavantage : je comptais offrir l’album à ma grand-mère…)

Mais Barcella ne s’amuse pas qu’avec ces mots-là sur des accompagnements tour à tour mélodieux et entraînants : champion de France de slam de son état (excusez du peu), il nous offre avec « Mixtape » une performance du genre impressionnante de célérité et de poésie. Et pour l’avoir vu une bonne dizaine de fois en concert, croyez-moi, il ne s’agit pas d’un tour de passe-passe comme on peut le faire en studio : ce gars-là enverrait Chuck Norris chez un orthophoniste jusqu’à la fin de ses jours. Et musicalement, c’est à croquer.

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Avec ce deuxième album, l’auteur-compositeur-interprète champenois (COCORICO !!! 51 représente…) réussit l’exploit de ne pas décevoir après l’excellente « Boîte à musique ».  Babar (pour les intimes) nous raconte encore ses histoires et celle des autres. Celle de Cerise, par exemple (oui oui, la fameuse jeune fille de la publicité pour une assurance dont je ne citerai pas le nom), qui clame à qui veut l’entendre : « Je suis blonde et je vous emmerde » sur un air tellement sautillant et souriant qu’on en oublie qu’elle nous envoie paître. (D’ailleurs, ladite jeune fille a apprécié l’album, nous a glissé Barcella l’autre jour au Café de la Danse sur le ton de la confidence.)

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Il traite encore de ses sujets de prédilection en les réinventant : l’enfance, tour à tour amèrement nostalgique (L’âge d’or, L’insouciance) et joyeusement sucrée (Les monstres, Le cahier de vacances), et les rapports hommes/femmes (Abracadabra, Salope, Ma douce, Claire fontaine) avec cette vision si moderne et désabusée des comportements des deux sexes.

Mais si, dans ses textes, l’homme semble être un petit garçon apeuré face à des femmes volontaires et rentre-dedans, Barcella a quand même eu le culot et les coucougnettes de faire chanter à l’unisson tout le Café de la Danse un jour de Journée de la Femme son fameux refrain : « SALOOOOPE-EUH !! », et rien que pour ça, on dit respect, monsieur, respect. (En vrai, ça soulage, je vous le conseille.)

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Bref, tout ça pour vous dire : va chercher bonheur dans l’AilleTounz des Internets ou (pour faire adorablement galvaudé) chez un disquaire en dur. Cet album est aussi magique qu’éclectique. Et je laisse le mot de la fin à l’artiste : « Les vrais font la diff’ entre la daube et le bon onss ! »

(Oh, et une astuce : ce mec est une bête de scène. S’il passe près de chez toi, fais pas le con, ne loupe pas ça !)

[NOUVELLE] Insoutenable légèreté d’une gymnaste

[Texte  publié sur Héros Ordinaires]

à Juliette

Quand j’étais petite, j’avais la tête pleine de héros. J’ai vite laissé tomber les princesses, niaises, pour m’enticher d’aventuriers, volontaires. Je dévorais le Club des Cinq, je me prenais pour Fantômette ; mais plus fascinantes encore étaient ces gymnastes. Yang Bo. Svetlana Boginskaïa. Nadia Comaneci. Des noms exotiques, qui ne disaient rien à personne sauf à mes camarades de classe.

Dès le CP, j’étais dans un cursus un peu spécial : sport-étude. Tous les jours, une demi-journée d’école, et une demi-journée au gymnase. Entendre le mot « gymnastique » dans la bouche de béotiens pour signifier tout exercice physique me rendait folle de rage. La gym, c’est un sport à part entière. Le sport le plus complet, le plus exaltant, et peut-être aussi le plus esthétique.

Trois heures par jour, nous étions donc en justaucorps pour les filles, et en short pour les garçons. Faire de la musculation pour être plus solide dans toutes les positions, faire de la souplesse pour pouvoir exécuter les figures imposées correctement. Maîtriser son équilibre, rétablir une position de hanche, apprendre le gainage, jambes tendues et pointes de pieds serrées.

Et des larmes. De la douleur. Insidieuse, parfois, comme celle dans mes genoux qui semblaient engranger toutes les ondes de choc de toutes mes réceptions. Vive, souvent, quand les entraîneurs tiraient sur nos jambes ou s’appuyaient sur notre dos pour nous assouplir. Sourde, régulièrement, quand les exercices de musculations répétés trop de fois ou maintenus trop longuement martyrisaient nos muscles d’enfants. Et des larmes, systématiquement.

Yang Bo

Le soir, épuisée et après avoir fait mes devoirs – heureusement qu’il ne me fallait pas beaucoup d’effort pour être la première de la classe – je lisais. La Bibliothèque Rose m’emmenait dans des univers où les enfants étaient presque indépendants, où aucun adulte ne leur imposait quoi que ce soit, où il leur arrivait des aventures passionnantes sans qu’ils aient besoin d’aller faire subir autant de souffrances à leur corps, quotidiennement.

C’était différent pour Fantômette. Elle était première de la classe le jour, et justicière la nuit. Elle s’en sortait souvent grâce à sa souplesse de chat, grâce à des rondade-flip-salto qui impressionnaient les voleurs. Moi je n’en étais qu’au saut de main, mais j’étais petite, encore. Alors je refermais le livre. Et avant d’éteindre ma lampe de chevet, je regardais les posters de mes idoles. Yang Bo. Svetlana Boginskaïa. Nadia Comaneci. Il n’y aurait pas qu’à l’école que j’aurais dix sur dix. En voilà des filles qui avaient réussi.

De toutes les promotions de classe gym, seulement deux ou trois éléments sortaient du lot. Je faisais partie de ceux-là. On m’a vite proposé d’intégrer les minimes – j’avais un niveau trop élevé pour les benjamines. J’étais de toutes les compétitions, les dimanches, avec les entraînements le mercredi et parfois le samedi. Et personne ne s’inquiétait de mes résultats scolaires. Je suis arrivée très vite au collège, et sans aucun effort de ma part.

Avec l’intensification des entraînements, mes genoux me faisaient souffrir de plus en plus. Mais je voulais devenir une championne, moi aussi. Comme Yang Bo. Comme Svetlana Boginskaïa, qui m’avait refusé un autographe mais de qui j’avais pu avoir un postillon. Emerveillement. Elle était si belle, si harmonieuse, ni trop musclée ni trop svelte, une taille de guêpe mais une puissance et une grâce incroyables.

Je me musclais toujours plus, je m’assouplissais encore, même si mon corps qui changeait semblait vouloir l’inverse. C’était moi qui décidais. J’avais le contrôle sur lui – c’était moi, non ? Il devait m’obéir. Je devais être plus stable dans mes réceptions, plus précise dans mes lâchers, plus rapide dans mes rotations. Je voyais les grandes s’alourdir à mesure qu’elles approchaient du lycée : elles étaient obligées de mettre des soutiens-gorges sous leur justaucorps, et leurs cuisses ne contenaient pas que des muscles. Horreur. Je n’en voulais pas. Pas de ça chez moi.

Nadia Comaneci

Le lycée était là. L’entrée en seconde a été une belle victoire : j’avais réussi à ne pas m’empêtrer de seins, je rentrais encore dans mon justaucorps préféré en velours que ma mère m’avait offert pour mes dix ans, et je n’avais pas ces règles qui obligeaient les autres à mettre des corsaires régulièrement. J’étais légère, gracieuse, j’avais battu le record du nombre de soleils d’affilée aux barres, et j’étais la seule de mon équipe à réussir le double-salto au saut. Je visais le triple carpé arrière.

Je ne comprenais pas pourquoi on m’emmenait voir un psy alors que j’aurais pu être au gymnase. Alors ça, ça me rendait folle de rage. Mes parents étaient fiers des bulletins que je rapportais, ils étaient fiers des médailles que je gagnais, il fallait que je fasse quoi ?? Que je rabaisse le niveau ??? Non. Moi, j’étais l’intello, et j’étais l’espoir du club. Je devais avoir ce dix sur dix. Svetlana Boginskaïa avait pu le faire. Pourquoi pas moi ? Il ne comprenait pas, de toute façon. Je ne lui parlais plus, ça servait à rien.

Je devais être plus légère, et perdre moins de temps à table où je me faisais chier. Je me dégoûtais moi-même quand j’avais 19 en SVT et quand je me demandais où j’avais bien pu être aussi conne pour donner une mauvaise réponse ; pas quand je regardais le miroir du praticable où j’étais à deux doigts de réussir le triple carpé. J’étais encore trop lourde. Il était con, ce psy. Fallait que je lui prouve que j’avais raison. Que je pouvais le faire. Pour qu’il soit fier aussi. Mais pour ça, fallait que je sois encore un peu plus légère.

Svetlana Boginskaia

Quatre jours avant les finales de zone où je devais me qualifier pour les championnats de France, je me suis retrouvée entre quatre murs verts pâles. C’était bien le comble, moi qui ne m’étais jamais blessée. Interdiction de voir mes parents tant que je n’avais pas repris cinq kilos. J’ai ri intérieurement. D’un air de mépris absolu. Cinq kilos. Ils étaient fous. Ils n’avaient jamais fait de poutre de leur vie, ma parole. Dix sur dix. Aucun déséquilibre. Ne pas dépasser de partout restait la meilleure stratégie. Et l’envol avant la réception sur le tapis devait être élégant. Puis le salut aux juges. L’envol. Le salut. L’envol…

J’ai 27 ans. J’ai soutenu ma thèse de cardiologie, qui sera publiée. J’ai étudié les effets d’une nourriture trop riche sur la veine cave supérieure. Mes patients viennent me voir pour soigner leurs excès – je ne leur en tiens jamais rigueur. Comme Fantômette, je rends service. Je sauve des vies.

Un photomontage, il y a quelques années, m’a violentée comme un coup de défibrillateur. Yang Bo et Svetlana Boginskaïa étaient plus harmonieuses que moi. Mes idoles, mes héroïnes, je rêvais de leur ressembler, et j’étais devenue à peine leur ombre. Trente-deux kilos pour un mètre soixante.

J’ai fini par décrocher cette qualification aux championnats de France. Je n’y suis pas allée, parce que je savais que j’échouerais. C’était inconcevable. Et je crois surtout… que j’avais peur de m’envoler et de ne jamais retomber. De rester en suspension au-dessus de mon corps affalé. Et décharné.

Je n’ai pas remis les pieds au gymnase depuis des années. Je ne suis pas prête, encore. Mais j’y retournerai un jour, parce que j’ai croisé des jeunes filles à l’air trop sérieux qui ont à peine la force de pousser la lourde porte d’entrée. Des filles trop légères, qui veulent gagner. Elles ont sûrement des idoles, elles aussi. Des idoles qui ont fait de grandes choses. Mais de grandes choses parce qu’elles mangeaient comme des sportives, avec appétit.

Un jour, je leur dirai comment leur ressembler. Un jour, comme mes coeurs fatigués de tant d’excès, je les ramènerai à la vie.